La création d’emplois par l’artificialisation des sols

La première justification à l’artificialisation des sols concerne la création d’emplois. Un argument indiscutable?

Face à un projet consommateur d’espace, la création d’emplois est un argument redoutable, car il est indiscutable. Indiscutable, d’abord physiquement, par le maigre espace disponible pour le dialogue public, occupé de manière écrasante par la communication des décideurs. Le gros titre, c’est l’emploi. Les nuances, sinon les objections, sont balayées sans ménagement. L’agriculteur est indemnisé, les autres sont moqués d’une classique référence au retour à la bougie. Indiscutable aussi, parce qu’une création d’emplois directs, c’est visible, immédiatement. À l’inverse, des emplois perdus ailleurs, causés par certains projets que nous mentionnerons, c’est diffus, ce n’est pas quantifiable, et ce n’est pas attribuable directement à un décideur local.

Mais l’emploi comme justification de l’artificialisation ne suffit pas.

D’abord, parce qu’il repose sur un malentendu. À Amiens Métropole, le JDA n°968 relate une création nette de 3500 emplois entre 2015 et 2020[1]. Or, dans le même temps, la population a elle-aussi augmenté : 177 625 habitants en 2012, 180 816 en 2017, et estimation 184 158 habitants en 2020 d’après l’INSEE. Par ailleurs, le Plan Local de l’Habitat projette l’accueil de 450 habitants de plus par an de 2021 et 2026. Sur cette base [3], la création d’emplois vise donc essentiellement à accompagner la venue de nouveaux habitants. Or, pour ceux qui l’écoutent et l’approuvent, la promesse d’emplois semble viser d’abord ceux qui en cherchent et sont déjà sur place. Les discours jouent sur ce malentendu, tirant profit d’une situation de précarité humaine, le chômage, pour faire soutenir des projets d’expansion, au-delà du développement d’emplois dans les secteurs déjà aménagés.

« La justification par l’emploi repose sur un malentendu. Car la promesse d’emplois ne vise pas ceux qui en cherchent et sont déjà sur place : elle vise essentiellement à accompagner la venue de nouveaux habitants. »

Ainsi, tandis que l’emploi est donné comme argument pour étendre les zones d’activités, l’accueil des arrivants est donné comme argument pour étendre les secteurs d’habitat. En rognant sur les terres, sans fixer de limite, mais à chaque fois de manière assez faible pour ne pas susciter d’opposition significative. Si ce schéma ne répond à aucune logique globale, il répond à des pressions, concurrentielles et budgétaires, et se perpétue aussi par habitudes et par facilité de la recette.

Concernant la concurrence démographique, pourquoi viser soi-même un équilibre quand d’autres dominent le jeu des décisions collectives avec leurs populations croissantes? Pourtant, viser l’équilibre pourrait constituer une issue raisonnable, si déjà on parvenait à maîtriser nos impacts actuels.

Concernant l’accueil des entreprises, rappelons qu’elles financent les budgets des collectivités où elles s’implantent, et que celles-ci font face à des baisses de dotation de l’État. Alors, entre agglomérations, voire entre communes d’une même agglomération, on ne coopère pas. On se jalouse, et on se bataille pour être les plus « attractifs », quitte à négliger nos obligations morales collectives. Le PLH d’Amiens Métropole indique même l’objectif de reprendre des habitants à Paris ou à Lille. À ce jeu de cour d’école, nos décideurs semblent fort qualifiés. Et, suite à la perte de statut de capitale régionale, Amiens est devenue d’autant plus offensive sur le sujet.

Concernant les habitudes qui soutiennent encore l’expansion, nos anciens se souviennent de l’énergie pas chère, et de l’insouciance de la consommation des terres. Pourtant, le monde d’aujourd’hui, c’est celui de la zéro artificialisation, celui de la zéro perte nette de biodiversité, et celui du zéro carbone. Laissons les anciens tranquilles, mais actualisons les pratiques.

Quant à la facilité de la recette, construire à neuf, sur mesure, sur des terrains vierges de toute construction, cela évite les contraintes liées à l’adaptation de l’existant, aux besoins de déconstruction, à la nécessaire dépollution etc. Si en plus les décideurs font accepter que l’expansion est nécessaire et chaque fois suffisamment acceptable pour ne pas froisser l’électorat, s’ils parviennent à en user pour s’afficher en constructeurs plutôt qu’en destructeurs, profitant d’une opinion publique assoupie, alors pourquoi s’en priveraient-ils?

« Si les décideurs parviennent à user de l’expansion pour s’afficher en constructeurs plutôt qu’en destructeurs, profitant d’une opinion publique assoupie, alors pourquoi s’en priveraient-ils? »

Il faut concéder que la création d’emplois directs soutenue par les projets d’aménagements est claire. Elle est aussi affichée comme argument central pour les faire accepter. Néanmoins, cette création d’emplois ici peut souvent induire une perte d’autres emplois ailleurs, de manière diffuse et non quantifiée, jamais discutée à l’échelle des projets. À Amiens nord, prenons pour exemple l’extension de la zone commerciale Carrefour. Achète-t-on plus de pain, de livres, ou d’habits pour enfants depuis que de nouveaux commerces y ont ouvert ? Selon toute vraisemblance, non, l’offre supplémentaire n’augmente pas le besoin. La nouvelle clientèle d’ici, soutenant les nouveaux emplois, est nécessairement équivalente en nombre à la clientèle perdue ailleurs, cause d’autant de pertes d’emplois, mais de manière trop diffuse pour être appréhendée et opposée comme contre-argument [2]. Plus en périphérie, prenons pour exemples les nombreux entrepôts logistiques récemment implantés ou encore en projets dans le département. Tous sont justifiés, au-delà des recettes supplémentaires pour les collectivités qui les accueillent, par la création d’emplois. Or, ces entrepôts ne font pour la plupart que délocaliser des activités de stockage déjà existantes ailleurs, et soutenir des importations de produits finis au détriment des entreprises locales. Mounir Mahjoubi, ancien secrétaire d’État en charge du numérique, faisait état par exemple de la perte de 2,2 emplois dans le commerce traditionnel pour 1 emploi créé chez Amazon, installé en grandes pompes à Amiens. Là encore, la perte d’emplois causée par ce type de projets est trop diffuse pour être quantifiée et opposée comme contre-argument au jour de la validation des projets, alors qu’elle pourrait de loin dépasser le gain local.

« La création d’emplois directs est claire. Les pertes d’emplois qui en résultent sont trop diffuses pour être opposées »

Aux dernières élections municipales d’Amiens, la liste élue a recueilli moins de 15% des électeurs inscrits, au second tour. Malgré ce défaut de représentativité, les arguments expansionnistes de nos élus sont martelés sans nuance dans les outils de communication que nous leur finançons, à savoir notamment, à Amiens Métropole, le JDA et les affichages publics. Le Courrier Picard, autre source d’informations locales, supposé lui indépendant, se montre malheureusement peu critique vis-à-vis de ces messages officiels qu’il retransmet. Des mises en perspectives avec les plans nationaux et les objectifs internationaux de développement durable seraient pourtant essentiels pour une bonne information sur les projets consommateurs d’emprise. Mais dans les faits, il semble que les messages officiels suffisent à convaincre. Au risque de faire perdurer eux-mêmes leur propres pratiques.

Devant l’écart entre nos aménagements locaux et nos ambitions nationales pour répondre aux enjeux planétaires, je prends conscience de la volonté d’indépendance des collectivités locales vis-à-vis de l’État, d’autant plus acharnée que les contraintes supérieures réduisent régulièrement leurs champs d’action traditionnels. Ce qui me rappelle ce fameux épisode de l’histoire d’Amiens quand, trop soucieux de ne pas dépendre du pouvoir royal, les Amiénois se sont fait prendre la ville par de faux marchands de noix. Mais la comparaison s’arrête là, car l’enjeu aujourd’hui n’est pas qu’amiénois. L’enjeu de la maîtrise de l’artificialisation est collectif, et il doit être adopté par tous.

« La volonté d’indépendance des collectivités locales prévaut sur les enjeux de durabilité »

Car au global, l’artificialisation est la somme des projets locaux justifiés chacun par le souhait de tirer la couverture à soi. Aujourd’hui plus que jamais, la coopération doit remplacer la compétition, afin d’adopter un modèle d’existence honnêtement durable.

L’État devrait-il être plus exigeant? Nous oui, en tout cas.


[1] Notons au passage que la relative diminution du taux de chômage amiénois suit de près la situation nationale. Le JDA évoque un gain de 1 point sur la période 2015-2020 par rapport au national, ce qui correspondrait à une création nette de 1200 emplois environ, hors conjoncture.

[2] Je lis ici l’exemple de Séverine, coiffeuse qui a fermé son salon en milieu rural pour se faire embaucher dans cette zone commerciale: https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/somme/amiens/460-emplois-crees-amiens-grace-shopping-promenade-1350659.html

[3] Mise à jour : ces calculs sont réalisés sur la base des chiffres indiqués dans le texte en 2021. En 2023, l’Insee rapporte en fait une stagnation de l’emploi entre 2008 et 2019 sur le territoire d’Amiens Métropole (97 210 en 2008 contre 97 107 en 2019), tandis que la note d’enjeux pour le SCoT du Grand Amiénois rapporte une consommation foncière de 30 hectares par an entre 2006 et 2016 (quasiment la même période) sur le même territoire. Sur cette nouvelle base, on constate que l’artificialisation des sols n’a eu aucune influence sur le nombre d’emplois ! On constate même une augmentation du taux de chômage, puisque la population poursuit sa sensible augmentation.

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2 réflexions sur « La création d’emplois par l’artificialisation des sols »

  1. Ping : Boréalia à Amiens : 195 hectares | DAVID BONDUELLE

  2. Ping : Courrier à Monsieur Gest et Madame Fouré, 21 octobre 2021 | DAVID BONDUELLE

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